- Nous nous apprêtions à faire la même chose, avoua Jenifael. La présence de cet homme qui dit être Nemeroff nous indispose tous, alors, avant qu'il nous mette dehors, nous allons quitter Émeraude avec dignité.
- Pour aller où?
- Sans doute au Royaume de Jade, répondit la déesse.
En vérité, elle avait choisi ce pays surtout parce qu'il était le plus éloigné du Royaume d'Argent, où vivait son époux éploré.
- Et vous?
- À Fal, chez les parents de Santo. Nous partirons dès que les portes de la forteresse seront ouvertes.
- Vous ne pourrez jamais faire rouler une charrette sur les routes recouvertes de fange. Comment comptez-vous emporter toutes vos affaires ?
- Nous n'en avons pas encore parlé.
- Mahito possède un vortex plutôt efficace.
- Je serai enchanté de vous emmener là où vous le voulez, affirma le jeune homme.
Depuis que sa fille avait ramené le dieu-tigre au château, il ne cessait de faire des efforts pour se faire accepter. Il ne possédait certes pas la noblesse et l'érudition d'Hadrian, mais il était costaud, débrouillard et amoureux fou de Jenifael.
- Ce serait un grand soulagement de ne pas avoir à parcourir tous ces chemins hasardeux, avoua Bridgess.
Elle leur parla aussi du départ de Mali et Liam. Encore une fois, Mahito accepta de leur venir en aide.
* * *
Le lendemain, Swan n'eut même pas connaissance que ses compagnons d'armes Bridgess et Santo avaient quitté le château au lever du soleil. Assise dans le petit salon des appartements royaux, elle prenait le thé avec Aydine tandis que ses servantes donnaient le bain au petit Jaspe. Anoki était parti s'entraîner dans la cour et les princes vaquaient à leurs affaires personnelles.
- Le bébé commence à paraître, se réjouit Aydine en regardant le ventre de sa belle-mère.
- C'est vrai... mais je trouve inquiétant de ne pas le sentir bouger.
- Ils ne sont pas tous remuants, j'imagine. Je vous envie beaucoup, Altesse.
- Ton tour viendra bien assez vite, ma chérie, ainsi que les peines d'une mère qui ne sait pas toujours quoi faire pour rendre ses enfants heureux.
- Maximilien dit pourtant que vous êtes la meilleure maman du monde. Vous avez réussi à ramener vos fils à la maison. Il ne reste plus que Cornéliane à retrouver, mais il est certain que vous serez bientôt tous réunis.
Le sourire s'effaça sur le visage de la Madidjin.
- Je trouve cependant bien malheureux que vous n'ayez pas réussi à arranger les choses avec votre mari. Ce doit être déroutant de porter un enfant qui ne connaîtra pas son père.
- Onyx est un homme têtu, attaché à ses propres désirs, qui n'accepte aucun compromis. A mon avis, il est étonnant que notre union ait duré si longtemps.
Chevaliers, entendez-moi, fit une voix masculine que la reine ne reconnut pas tout de suite. Nous avons assisté à un phénomène qui dépasse l'entendement. Swan ordonna qu'il s'identifie et apprit qu'il s'agissait du Chevalier Kerns, qui vivait au Royaume de Jade. Il raconta qu'une force magique infiniment puissante avait élargi la rivière Sérida à un tel point qu'on en voyait à peine la rive opposée. Les Chevaliers Callaan, Fabrice et Keiko confirmèrent qu'ils avaient été témoins de la même chose dans leurs royaumes respectifs, soit Rubis, Opale et Béryl. Rapportez-moi toute autre manifestation que vous pourriez observer, ordonna Swan. Dès que je saurai de quoi il retourne, je communiquerai avec vous, promit Kerns.
Aydine avait déposé sa tasse en voyant blêmir sa belle-mère.
- Êtes-vous souffrante ? Est-ce le bébé ?
Swan plaça les mains sur son visage et éclata en sanglots. La Madidjin bondit de son siège et s'agenouilla devant elle, les yeux implorants.
- Dites-moi ce que je peux faire.
- J'en ai assez de gouverner à la place d'Onyx, pleura-t-elle. Tout ce que je voulais, c'était élever mes enfants dans la paix et la sérénité après la guerre. Il a fallu qu'il tombe malade et que toutes ses obligations rejaillissent sur moi. Je suis si fatiguée...
- Dans mon pays, lorsqu'un prince ne se sent plus capable de régner, il remet son titre au plus vieux de ses fils.
- C'est une excellente idée... Je n'en peux plus...
Lorsqu'elle parvint à se calmer, Swan demanda au scribe royal de rédiger et de faire circuler l'annonce du couronnement du Prince Nemeroff, puis elle demanda à Aydine de la laisser seule, car elle désirait dormir quelques heures. La Madidjin quitta donc le petit salon et se dirigea vers la chambre qu'elle partageait avec le Prince Maximilien. Elle le trouva assis dans une bergère, en train de lire un livre.
- Ta mère vient d'annoncer le couronnement imminent de ton frère Nemeroff, lui dit-elle.
- C'est la fin du monde... se découragea Maximilien.
- Arrête de te faire du mauvais sang, mon amour. Ce royaume a besoin d'un dirigeant qui n'accouchera pas dans quelques mois.
Maximilien n'avait pas encore fait part de ses craintes à sa femme, car elle passait beaucoup de temps en compagnie de Swan et qu'il arrivait parfois que Nemeroff se mêle à leurs conversations.
- On dirait que cette belle nouvelle ne te réjouit pas, se désola Aydine.
- Comment un homme qui est demeuré toutes ces années sur les grandes plaines de lumière pourrait-il mieux diriger le pays que ma mère ? Il est passé d'enfant à adulte en une seule nuit !
- Il y arrivera parce qu'il est aussi intelligent que toi.
- On en reparlera plus tard. Quand la cérémonie doit-elle avoir lieu ?
- Après-demain, en privé. Les autres rois ne sont pas invités.
- C'est inhabituel, mais elle a parfaitement le droit d'agir ainsi.
- Nous mettrons nos plus beaux vêtements et il y aura une grande fête !
- Oui, bien sûr.
Maximilien fit un effort pour sourire, mais son cœur avait sombré dans sa poitrine. Il ne lui restait que deux jours pour empêcher cette passation de pouvoirs.
- Nemeroff était-il avec ma mère quand elle a pris cette décision ?
- Non. Je n'ai pas vu ton frère de la journée.
En fait, personne ne savait où allait le prince héritier. Lorsqu'il ne tenait pas compagnie à Swan, Nemeroff se retirait dans le seul endroit où il se sentait vraiment bien : la caverne sous la tour où il avait grandi. Le démon de Jérianeth ne l'habitait plus, alors il s'y était installé en paix. Assis en tailleur au milieu de l'étang asséché, Nemeroff passait une grande partie de son temps à méditer et à augmenter son énergie afin de masquer sa présence dans le monde des mortels. Il savait qu'Abussos était à sa recherche et que le dieu fondateur n'abandonnait jamais une poursuite. Personne n'était plus tenace que le dieu-hippocampe.
Nemeroff réapparaissait toujours à l'heure des repas, frais, dispos et fier comme un paon. Il s'assoyait près de sa mère et mangeait en écoutant les babillages du petit Jaspe. Ses frères ne s'adressaient à lui que lorsqu'il leur posait une question. Autrement, ils discutaient entre eux tout en mangeant.
Le soir où Swan annonça officiellement qu'elle remettait sa couronne à son fils aîné, un silence d'enterrement régna autour de la table. Même le bavard Shvara ne parlait pas.
- Votre enthousiasme est éloquent, laissa finalement tomber Nemeroff.
- C'est que nous tentons de comprendre pourquoi le prochain souverain d'Émeraude est un homme qui n'y a jamais vécu, répliqua bravement Atlance en affrontant le regard incisif de son frère.
- C'est la coutume parmi les dirigeants d'Enkidiev de choisir comme successeur leur premier-né, répondit Swan pour son aîné.
- Papa voulait Cornéliane, lui rappela Anoki.
- Vous voulez être gouvernés par une reine absente? s'étonna Nemeroff. Si vous aimez réellement notre mère, alors vous comprendrez qu'elle a besoin de repos. Elle mérite, après toutes ces années à remplacer notre père auprès du peuple, de penser un peu à elle. Prenez le temps de réfléchir à mes paroles au lieu de me juger.
Nemeroff prit la main de Swan et l'embrassa avec tendresse. Irrité par son arrogance, Atlance fit un mouvement pour se lever, mais Katil plaça la main sur son bras, lui signifiant silencieusement de ne pas bouger. Le jeune prince ravala sa colère, mais tout comme Fabian et Maximilien, il ne mangea presque rien. La seule à faire la conversation et à dévorer son repas avec appétit, c'était Aydine, qui ne semblait pas du tout comprendre le drame qui se jouait dans le grand hall.
Dès que Swan quitta la table, les princes en profitèrent pour en faire autant. Au lieu de grimper à l'étage royal, ils se réunirent dans le hall des Chevaliers. Katil s'installa dans la chaise à bascule près du feu pour bercer le petit Lucca. Son mari, toujours bouillant de colère, se mit à marcher autour de la grande table, où ses frères avaient pris place.
- Nous devons agir ce soir, indiqua Maximilien. Après, ce sera trop tard.
- As-tu recommencé à te changer en oiseau? demanda Atlance à Fabian.
- Non, je n'y parviens plus, mais Shvara peut encore le faire.
- Il serait préférable que ce soit l'un de nous qui s'adresse aux Sholiens, fit remarquer Maximilien.
- Nous ne pourrons pas atteindre leur falaise autrement avant le couronnement, soupira Atlance.
- N'y a-t-il pas une autre façon d'obtenir un entretien avec Abussos ? voulut savoir Shvara.
- Jenifael? suggéra Katil.
- Mais de quoi parlez-vous? s'enquit Aydine, qui n'y comprenait rien.
- Nous aimerions nous assurer que Nemeroff est bel et bien notre frère et le fils d'Onyx avant qu'il s'empare du trône, expliqua calmement Maximilien.
- En ayant recours à Abussos ? N'y a-t-il pas une façon plus simple, comme le demander à votre mère et à votre père, par exemple ?
Les trois frères échangèrent des regards découragés.
- Ne me suggérez pas d'implorer l'aide de celui qui m'a humilié devant tous les habitants de ce château, grommela Atlance.
- Il m'a mis en garde contre les machinations d'Aquilée, lui fit écho Fabian, mais il ne m'a jamais humilié, pour ma part. En fait, si je l'avais écouté, je me serais épargné bien des souffrances.
- Moi de même, affirma Maximilien. J'ai été longtemps fâché contre lui parce qu'il avait oublié de me dire que j'étais adopté, mais j'ai depuis compris que je faisais partie de cette famille à part entière.
- Si Cornéliane était là, je suis sûr que papa l'écouterait, regretta Atlance.
- Mais il n'y a que nous pour régler ce problème, alors creusons-nous les méninges, les avertit Fabian.
- Nous ne savons même pas où se terre Onyx, se découragea Maximilien.
- Même s'il choisit de se cacher et de ne pas répondre aux messages télépathiques, je suis certain qu'il les entend.
- Alors, l'un de vous deux devrait le contacter, car je n'ai aucun pouvoir magique.
- Je vous en conjure, ne me faites pas ça, s'effraya Atlance.
- On dirait bien qu'il ne reste que toi, Albalys, conclut Shvara.
- Pourquoi n'es-tu pas capable de te rappeler que je ne veux plus porter ce nom ?
- C'est bien plus beau que Fabian.
- Tu le ferais ? s'enquit Maximilien.
- Oui, ça vaut le coup d'essayer.
- Mais que ferez-vous si votre père vous répond que cet homme n'est pas votre frère ? demanda Aydine.
- C'est de moi dont il est question? retentit une voix en provenance du seuil de la salle.
Les conspirateurs se retournèrent tous en même temps. La silhouette de Nemeroff se découpait dans la porte.
- On jurerait que c'est père... laissa échapper Maximilien, impressionné.
- Je suis Nemeroff, fils d'Onyx d'Émeraude et de Swan d'Opale, et le premier qui osera m'accuser ouvertement d'imposture le regrettera amèrement. Acceptez ma suprématie ou quittez mon royaume.
- N'existe-t-il pas une procédure d'authentification avant la prise de pouvoir par un homme dont la filiation est incertaine ? demanda Jenifael en entrant dans le hall derrière Nemeroff.
- Salutations, déesse, fit le prince héritier avec courtoisie. Mahito se tenait aux côtés de sa belle, prêt à la défendre.
- Ma mère m'a déjà reconnu, jeune dame.
- Mais elle n'a dirigé Émeraude que parce qu'elle était l'épouse du roi, rétorqua Jenifael. Elle ne possède pas le pouvoir de vous remettre une couronne qui n'est pas sienne. Il faut que le trône vous soit livré par Onyx.
Nemeroff sortit de sa ceinture un document qu'il avait roulé sur lui-même et le lui tendit. Jenifael le parcourut rapidement.
- En tant que régente, ma mère a le droit de modifier les lois, expliqua-t-il.
Le regard de Jenifael s'enflamma.
- Comprenait-elle la portée de cet édit lorsqu'elle l'a signé ?
- Parfaitement. J'avoue, toutefois, que j'aimerais bien revoir mon père.
- Ça pourrait s'arranger, grommela Atlance.
- Pourquoi est-ce si important pour vous de diriger Émeraude ? demanda innocemment Shvara.
- Parce qu'il faut que quelqu'un s'en occupe et parce que je veux apporter ma contribution à cette terre qui m'a vu naître, répondit Nemeroff. Je vous prierais de mettre fin à vos puérilités et d'agir comme de dignes princes du royaume.
Il salua ses frères et disparut, comme l'aurait fait Onyx lui-même.
- Je retourne à Zénor avec Katil, annonça Atlance.
- Comment? s'inquiéta Maximilien.
- À pied, s'il le faut. Je ne peux plus rester ici.
- Mère était si contente que sa famille soit à nouveau réunie.
- C'était avant l'arrivée de cet homme.
- Si c'est vraiment votre vœu de partir, intervint Jenifael, Mahito et moi pouvons vous conduire là où vous voulez aller. Nous venons de le faire pour la famille de ma mère.
- Les Chevaliers sont-ils en train de déserter le royaume ? s'inquiéta Fabian.
- Ce château, du moins.
- Finalement, Nemeroff ne régnera sur personne ? demanda Shvara.
- Pour ma part, j'ai l'intention de rester, annonça Fabian, même si ce n'est que pour m'assurer qu'il ne maltraitera pas notre mère.
Les princes se tournèrent vers Maximilien.
- La dernière fois que j'ai quitté ce palais, ça s'est très mal passé pour moi, leur rappela-t-il.
- Tu pourrais élever des chevaux à Zénor, lui suggéra Atlance.
- Laissez-moi d'abord en parler avec ma femme.
Fabian, Shvara, Maximilien et Aydine souhaitèrent bonne chance à Atlance et Katil, puis laissèrent ces derniers en compagnie de Jenifael et du dieu-tigre.
- Katil, reste ici avec Lucca, lança Atlance. Je vais aller chercher nos affaires et dire au revoir à ma mère.
- Ne tarde pas, l'encouragea la jeune femme, qui craignait que Nemeroff les empêche de fuir.
- Je serai de retour dans quelques minutes. Jenifael et Mahito veilleront sur toi.
Le jeune prince, qui avait hâte de reprendre sa vie à Zénor, grimpa l'escalier en vitesse et entra dans les appartements royaux. A son plus grand soulagement, il ne vit Nemeroff nulle part et réussit à se rendre jusqu'à la chambre de Swan sans encombre.
- Mère, puis-je vous parler?
- Bien sûr, mon chéri, entre.
Swan était assise devant sa coiffeuse et brossait ses cheveux avant de se mettre au lit.
- Je suis venu vous annoncer que je pars avec Katil.
- Quand ? s'alarma la reine en se tournant vers lui.
- Cette nuit.
- Ton frère sera couronné après-demain, Atlance. Il est important que tu sois présent.
- Je ne tiens pas à assister à cette cérémonie.
- Me reproches-tu ma décision ?
- Vous êtes la reine. Vous pouvez agir comme bon vous semble. Mais rappelez-vous ce que Lassa a appris le soir de la naissance de mon fils : Nemeroff est en réalité le dieu Nayati.
- Il l'était aussi lorsqu'il est sorti de mon corps, non?
- À cette époque, il ne vous manipulait pas comme il le fait maintenant. Mais ce n'est pas le but de ma présence, ce soir. Je veux juste vous assurer que vous serez toujours la bienvenue chez moi, à Zénor. Ma place n'est plus à Émeraude.
- Nemeroff est-il en train de te faire fuir comme l'a fait ton père?
- Je ne lui donnerai certes pas le temps de m'humilier, si c'est ce que vous me demandez. Le même feu anime mon frère, alors ce n'est qu'une question de temps avant qu'il s'amuse à me rabaisser. Si vous m'aimez, alors vous comprendrez que je serai plus heureux sur la côte d'Enkidiev.
- Tu ne sais même pas dans quel état tu trouveras ta maison, Atlance.
- Si elle a été abîmée par l'inondation, alors je la réparerai et je la nettoierai, comme le feront tous les autres hommes dont les demeures ont été endommagées. Je n'ai plus envie d'être prince, mère. Je veux simplement être un bon mari et un bon père, loin de toutes ces intrigues de cour que je ne comprends pas.
Swan le serra contre son cœur sans pouvoir empêcher les larmes de couler sur ses joues.
- Tu me manqueras...
Il se dégagea doucement de l'étreinte de sa mère et l'embrassa sur la joue.
- Et sachez que je vous aime et que vous pourrez nous rendre visite quand bon vous semblera.
Atlance tourna les talons et alla ramasser sa besace et celle de sa femme, puis se hâta de redescendre dans le hall des Chevaliers.
* * *
Nemeroff ne sembla pas s'offusquer du départ de son frère cadet. Les échos qui commençaient à arriver au palais en provenance du peuple ne l'affectèrent pas non plus. Les Émériens avaient beaucoup plus de mal que la famille royale à croire au retour du prince mort durant l'invasion des Tanieths. Swan s'était empressée de faire émettre une proclamation visant à rassurer ses sujets. Leur futur Roi d'Emeraude était bel et bien ce fils qu'elle avait pleuré et que les dieux lui avaient redonné.
La veille de son couronnement, elle trouva Nemeroff sur le balcon de la chambre d'Onyx. Figé sur place, il semblait prêter attention à ce qui se passait dans le royaume.
- Ne les écoute pas, recommanda Swan en s'appuyant contre son épaule.
- Ils peuvent penser ce qu'ils veulent, ça n'y changera rien, affirma Nemeroff. Les gens savent rarement ce qui est bon pour eux.
- Que disent-ils ?
- Ils réclament Kira, mais elle ne reviendra pas. De toute façon, elle n'a jamais vraiment appartenu à ce pays. Les Chevaliers d'Émeraude lui ont donné asile pour la protéger de l'Empereur Noir. Il est tout à fait normal qu'elle soit enfin rentrée chez elle.
- Est-il vrai que tu es un dieu, Nemeroff?
- Oui, tout comme Onyx, Lassa et bien d'autres.
- Tu l'as toujours été?
- Oui, mère, affirma-t-il en se retournant. Vous êtes entourée de divinités qui ont choisi de s'incarner et de vivre parmi les hommes.
- Déjà, dans mon ventre, tu étais Nayati ?
- Eh oui. Et le bébé que vous portez en ce moment est un dieu, lui aussi. On dirait bien que le ciel vous a choisie pour nous mettre au monde. Cessez de vous inquiéter. A partir de maintenant, tout ira très bien.
Le lendemain, un peu après l'heure du midi, Swan abdiqua la couronne en faveur de son fils aîné dans la salle du trône, en présence des habitants du château et des Princes Fabian, Maximilien, Anoki et Jaspe. À l'extérieur, le peuple manifestait son mécontentement, mais Nemeroff avait ordonné aux sentinelles de ne pas les chasser et de ne pas fermer les portes de la forteresse.
Dès qu'il fut proclamé Roi d'Émeraude, Nayati grimpa au balcon pour asseoir son pouvoir sur ses sujets. Il ne manifesta aucune émotion lorsque ceux-ci se mirent à le huer.
- Gens d'Émeraude, je suis né sur cette terre tout comme vous, déclara le souverain dont la voix amplifiée fut entendue jusqu'à la rivière Wawki.
Ceux qui avaient apporté des œufs et des tomates pour les lancer à cet imposteur qui osait déposséder la Reine Swan en l'absence de son mari, constatèrent avec stupeur que leur bras était paralysé.
- J'aime ce pays et le protégerai jusqu'à mon dernier souffle contre ses ennemis !
- Mais nous n'en avons plus ! cria une femme au milieu de la foule rassemblée dans la grande cour.
- Détrompez-vous.
Nemeroff tourna les talons et retourna dans la chambre royale, laissant les paysans pantois.
- Tu parles peu, mais tu parles bien, le félicita Swan en s'accrochant à son bras. Viens, un festin t'attend.
Ils descendirent l'escalier et furent applaudis par leurs invités. Swan eut à peine le temps de s'asseoir qu'un messager arrivait en haletant jusqu'à sa table.
- Ce que vous avez à dire peut-il attendre? s'indigna Nemeroff.
- Je crains que non, Votre Majesté. Des milliers de vignes viennent de disparaître, ainsi que les vignerons qui les cultivaient.
- Onyx... s'étrangla Swan en blêmissant.
- Merci, mon brave, fit le roi en cachant son déplaisir. Nous mènerons une enquête sur ce crime dès demain.
- Mais...
- Je ne peux pas rassembler tous les hommes dont j'aurai besoin avant plusieurs heures. Faites-le savoir aux familles éprouvées. Tout sera fait pour retrouver les disparus.
L'homme se courba devant Nemeroff et quitta la salle la tête basse.
- Tu vas partir à la recherche d ' Onyx ? s ' étonna Maximilien.
- Oui, mais moi, je le trouverai, affirma le nouveau monarque.
Il leva sa coupe à ses invités.
- Santé!
15
VIGNES ET VIGNERONS
ur un des plateaux qui entouraient le Château d'An-Anshar, Onyx marchait entre les rangées de vignes qu'il venait de planter. Il ne voulait pas passer le reste de sa vie à voler du vin dans les caves des autres rois. Il voulait posséder son propre cépage. Abasourdis, les vignerons le regardaient passer en se demandant comment ils étaient arrivés au milieu des montagnes alors qu'un instant auparavant, ils étaient en train de travailler tranquillement dans leur plantation.
- Sire Onyx ! s'exclama l'un d'eux en le reconnaissant. Comment sommes-nous arrivés ici ?
- C'est moi qui vous ai invités, répondit le renégat en se tournant vers eux.
- Invités où ?
- A An-Anshar, mon nouveau royaume.
- Nous ne connaissons pas cet endroit, Altesse.
- Ce qui est tout à fait normal, puisqu'il n'existe que depuis très peu de temps. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai
besoin de vous. Tout ce que vous voyez, j'ai dû le créer et, malheureusement, il manque à ce paradis encore plusieurs éléments essentiels.
- Nos vignes ?
- C'est exact.
- Nous ne pourrons jamais rentrer chez nous ? s'effraya le vigneron.
- Ça dépendra de vous. Vous avez deux choix : vous établir à demeure à An-Anshar pour vous occuper de mon vignoble, ou enseigner à mes serviteurs Hokous à le faire à votre place. Je veux qu'ils sachent comment produire le meilleur vin qui soit. D'une façon ou d'une autre, vous devrez habiter ici pendant un certain temps.
Les Émériens regardèrent tout autour et ne virent aucun abri. Sous leurs yeux, Onyx creusa plusieurs larges corniches au pied de son château et y fit apparaître, les unes après les autres, les maisons que les Espéritiens avaient abandonnées lorsque Nomar les avait trahis.
- Une cinquantaine devrait suffire, laissa tomber Onyx en fusionnant les fondations de la dernière dans le roc. Ces logis seront temporaires ou permanents, selon ce que vous déciderez.
- Nous n'avons rien à manger ni à boire, sire.
Des sacs et des barils se matérialisèrent devant chaque chaumière, ainsi qu'un puits.
- Et nos familles ?
V
- A vous de choisir si vous voulez les revoir ou non. Prenez le temps d'y réfléchir. Je reviendrai ce soir.
Onyx poursuivit sa route jusqu'à l'entrée de la forteresse, où Napashni l'attendait, l'épaule appuyée contre le mur de pierre.
- Bravo, le félicita-t-elle.
- Tu pourrais en faire autant si tu t'appliquais davantage.
- Es-tu en train de me mettre au défi ?
- Disons plutôt que je cherche par tous les moyens à ouvrir ton esprit.
- La magie n'a rien à voir avec l'esprit.
- Au contraire, Napashni. Ce qu'on veut accomplir, il faut d'abord le visualiser dans sa tête.
- Tu as vu les maisons avant de les faire apparaître ?
- J'ai fait voyager mes yeux intérieurs jusqu'à Espérita, car je savais que la cité était désertée depuis bien des années, et j'ai ramené ces habitations à An-Anshar, une à une.
- Ça semble si facile lorsque tu en parles.
Ils arrivèrent dans le hall du roi, où Cherrval et Ayarcoutec les attendaient, assis à table. Les arômes qui s'élevaient des plats étaient inhabituels.
- Il y a tout plein de choses que je ne connais pas, gémit l'enfant.
- Alors, c'est le moment idéal d'en faire l'essai, répliqua Onyx en se servant lui-même dans les aliments exotiques.
La fillette attendit qu'il ait avalé les premières bouchées avant de se risquer elle-même à en déposer dans son assiette.
- Tayaress, au lieu de rester collé au plafond, pourquoi ne vous joignez-vous pas à nous ? lança alors Onyx en continuant à manger.
- A qui parles-tu ? s'étonna Ayarcoutec.
L'Immortel se laissa retomber sur le plancher, où il atterrit sur ses deux pieds juste derrière la petite Mixilzin, qui poussa un cri de surprise en se retournant. Leur visiteur inattendu était vêtu tout en noir. Il portait une tunique courte, un pantalon, des bottes et un large capuchon qui retombait sur ses épaules, ce qui masquait ses traits.
- Qui êtes-vous? s'enquit Ayarcoutec, le cœur battant la chamade dans sa poitrine.
- C'est un Immortel qu'Abussos a chargé de veiller sur toi, expliqua Onyx.
- L'homme à la flûte ? Pourquoi ?
- Je n'en sais rien, répondit Tayaress d'une voix presque inaudible. Je ne fais qu'obéir aux ordres.
Ayarcoutec jeta un œil au plafond: il n'y avait aucune poutre sur laquelle l'étranger aurait pu se tenir.
- Mais comment...
- Il colle aux murs comme une araignée, affirma Onyx.
- Vraiment?
- Je n'appartiens pas à ce monde, alors je ne suis pas soumis à ses limitations.
- Il n'est pas poli, vous savez, de se présenter à un roi en cachant son visage.
Au grand étonnement d'Onyx, Tayaress repoussa son capuchon dans son dos. Ses cheveux bruns en bataille étaient courts et ses yeux mordorés. Dans une foule, il aurait sans doute passé inaperçu sans avoir à se costumer, car ses traits n'étaient pas remarquables.
- Au moins, on sait que vous n'êtes pas laid, lâcha la fillette.
Onyx pouffa de rire.
- Je suis la Princesse Ayarcoutec d'An-Anshar, se présenta-t-elle. Comment vous appelez-vous, déjà?
- Tayaress.
- C'est un nom intéressant. Vous pouvez vous asseoir.
Napashni observait le comportement de sa fille en se demandant ce qui lui arrivait, tout à coup. Plus incroyable encore, l'Immortel lui obéissait sans faire d'histoires. Il s'installa sur le siège que lui indiquait Ayarcoutec et la laissa remplir son assiette. Onyx trouva étrange que l'Immortel n'avoue pas à l'enfant que les serviteurs célestes ne pouvaient pas absorber la nourriture des mortels.
Au lieu de manger, Tayaress écouta Ayarcoutec se plaindre que même si le palais était extraordinaire et que la vue de sa chambre était imprenable, elle n'avait pas d'amis de son âge au milieu des volcans.
- Cherrval est amusant, mais il ne sait pas jouer à la poupée.
- Ce n'est pas faute d'avoir essayé, tint à préciser le Pardusse.
- J'imagine que ça ne vous intéressera pas non plus, fit la petite en s'adressant à Tayaress.
- Ça ne fait pas partie de mes fonctions, répondit-il poliment.
Lorsque l'enfant eut terminé son repas, Napashni lui rappela que c'était l'heure du bain.
- Ce soir, je veux le prendre seule, déclara Ayarcoutec.
- Tu pourrais te frapper la tête dans le fond du bassin et mourir noyée sans que personne s'en aperçoive.
- Bon, alors Cherrval peut rester à la porte et tendre l'oreille, juste au cas.
- J'ai l'ouïe très fine, affirma l'homme-lion, pour rassurer la mère.
La petite gambada vers la porte, aussitôt suivie de son fidèle compagnon à quatre pattes. Napashni aurait aimé discuté du changement de personnalité de sa fille avec Onyx, mais Tayaress était toujours assis devant eux.
- Vous jouez avec le feu, Nashoba, laissa tomber 1 ' Immortel. Prenez garde qu'il ne finisse par vous brûler.
- Dites à vos maîtres qu'il est un peu tard pour se préoccuper de ce qui se passe dans le monde des humains.
- Vous n'êtes pas un vulgaire mortel. Napashni non plus. Vos obligations envers les races inférieures sont différentes.
- Mon unique désir, c'est de rassembler tous les peuples d'Enkidiev et d'Enlilkisar sous la même bannière et leur faire comprendre qu'Abussos est le seul dieu qu'ils doivent vénérer. Ça devrait lui plaire, non ?
- Abussos ne préconise pas la guerre.
- Moi non plus.
- Ni la violence.
- Je l'évite toutes les fois que je le peux. Vous êtes suffisamment intelligent pour comprendre que parfois, il faut insister pour obtenir ce que l'on veut.
Tayaress se leva.
- Avant que vous partiez, ce dont je doute, fit Onyx, finissez ce que vous aviez commencé à me dire sur Nemeroff.
- Vous avez réussi à l'arracher à l'empyrée, où il aurait dû rester enfermé jusqu'à la fin des âges, ce qui contrarie beaucoup Abussos.
- J'avais besoin de revoir mon fils.
- Nayati n'est pas votre enfant, c'est votre frère, et son énergie est encore plus sombre que la vôtre, Nashoba. Son décès prématuré avait été ordonné par le ciel.
- Je ne vous crois pas...
- C'est pourtant la triste vérité. Les dieux fondateurs n'ont pas su donner naissance à des entités qui leur ressemblent, à part les jumeaux dragons. La moitié de leurs héritiers ont une âme pure comme le cristal, tandis que l'autre...
- ... est sombre comme les ténèbres, termina Onyx. Ont-ils aussi prévu que ces êtres ne pourraient jamais vivre d'expériences qui leur permettraient de changer?
- Mon rôle ne consiste pas à vous servir de conscience. Il s'inclina devant le couple royal.
- Où est Nemeroff, maintenant ?
- Vous le saurez bien assez vite. Tayaress se volatilisa sous leurs yeux.
- Si ton fils jadis ressentait pour toi le même amour que tu éprouvais pour lui, il te retrouvera, Onyx, tenta de le consoler Napashni.
- J'aimerais avoir la chance de le voir grandir, cette fois.
- Une fois que tu auras uni les deux continents, à mon avis, tu tomberas sur lui tout naturellement.
- Tu crois ?
- N'est-ce pas mon don de voir l'avenir? se défendit-elle avec un sourire.
- Tu n'as pas que celui-là.
Kaïpo, l'un des cuisiniers Hokous, entra dans le hall en compagnie de ses compatriotes qui venaient desservir la table.
- Sire, vous avez réussi à faire pousser beaucoup de fruits et de légumes de mon pays, mais il en manque plusieurs qui sont très importants dans la préparation des repas.
- Le ciel vient de t'envoyer l'occasion parfaite d'apprendre à te servir de tes facultés divines, murmura Onyx à sa maîtresse.
Puis il se tourna vers son serviteur.
- Je ne demande pas mieux que de te les fournir, Kaïpo, mais tu dois me les décrire.
Le Hokou les dessina sur une ardoise.
- Trois poussent dans des arbres, soit les noisettes, les papayes et le café. Le quatrième est le taro, un légume dont on utilise les feuilles et les racines.
Onyx demanda à Napashni de l'accompagner dans le jardin, même s'il commençait à faire sombre.
- C'est toi qui vas lui en faire cadeau, lui apprit-il.
- Je ne peux pas faire apparaître des cultures que je n'ai vues que sur une ardoise, protesta-t-elle.
- Il est temps que tu saches comment je m'y prends. Tu dois être capable d'aller chercher sans effort tout ce dont tu as besoin.
Le renégat appuya son front sur celui de Napashni.
- D'abord, il faut s'efforcer de le découvrir en ce monde. Commençons par ces noisetiers, papayers et caféiers, car il est certainement plus facile de trouver des arbres que des plantes. Allons d'abord faire un petit tour sur les terres des Hokous. Accroche-toi bien.
La Mixilzin se sentit aussitôt emportée par le vent, mais il s'agissait de son esprit, pas de son corps. Léger comme une plume, celui-ci traversa tout le continent en une fraction de seconde. Napashni eut l'impression d'être devenue un oiseau. Elle vit le continent d'Irianeth, puis les hauts pics qui garantissaient aux Hokous une vie tranquille en vase clos.
Napashni étouffa un cri de surprise quand elle se sentit piquer vers le sol, puis virevolter entre les arbres de la forêt, en direction du village. Elle aperçut une femme qui recueillait de petits fruits ronds dans un arbre.
- Ce doit être un noisetier, fit la voix d'Onyx dans les pensées de la prêtresse. Soyons polis et ne prenons pas celui-là.
En poursuivant leur route, ils trouvèrent tout un flanc de colline couvert de cette essence d'arbre. Sous les yeux de la déesse-griffon, une partie de la noiseraie disparut d'un seul coup.
- Maintenant, suivons ces jeunes filles qui portent de grands paniers.
Elles s'arrêtèrent devant un arbuste dont les branches étaient chargées de petits fruits rouges.
- Je pense bien que ce sont des caféiers, lui dit Onyx.
Ceux-là aussi s'évaporèrent comme s'ils étaient aspirés dans le sol. Il fut moins compliqué encore de trouver les papayers, dont les troncs s'élevaient vers le ciel. Toutefois, les taros demandèrent un peu plus d'efforts. Les Hokous les cultivaient non loin de leurs habitations, car ils s'en servaient tous les jours, que ce soit pour en faire du pain, les manger comme légumes ou envelopper d'autres aliments avec leurs feuilles.
- Je ne suis pas certain que ce soit la plante que nous voulons, mais Kaïpo nous le confirmera, décida Onyx.
Napashni se sentit redescendre abruptement dans son corps. Elle ouvrit les yeux et s'accrocha à son amant pour ne pas tomber sur ses genoux. Onyx la laissa reprendre son souffle, puis l'emmena voir le résultat de leur cueillette. Il fit apparaître une torche dans sa main et lui montra, dans un coin du jardin, les nouveaux arbres et la nouvelle plante qu'elle avait ramenés.
- J'aurais pu commencer par cueillir des fruits au lieu de subtiliser la moitié d'une forêt, balbutia-t-elle.
- C'est exactement le même processus. Que tu aies envie d'une amphore de vin ou d'une maison, tu dois d'abord la repérer quelque part, puis tu exprimes le vœu de la ramener avec toi. Ce n'est pas plus difficile que ça.
Puisque sa compagne était épuisée, Onyx la souleva dans ses bras et la ramena à leur chambre dans son vortex.
- Ça aussi, tu devras le faire un jour, chuchota-t-il à son oreille.
Il la déposa dans leur lit et s'allongea près d'elle.
- Es-tu heureuse, ici ? demanda-t-il.
- Contrairement à Ayarcoutec, je n'ai pas besoin d'amies de mon âge, répondit-elle en caressant son visage. Tout ce que je veux, c'est toi.
Ils s'embrassèrent pendant de longues minutes.
- Lorsque j'aurai réglé le problème des vignes, j'irai mater les Tepecoalts, puis j'unirai leurs forces à celles des Itzamans et des Mixilzins... enfin, ce qu'il en reste.
- Mais ce sont des peuples qui se battent l'un contre l'autre depuis des centaines d'années !
- Je n'ai pas dit que ce serait facile.
- Et si tu ne réussis pas ?
- Il n'est pas question que j'échoue. Onyx poursuivit ses baisers amoureux.
- Qu'est-ce que je viens de ressentir? se réjouit-il en posant la main sur le ventre de Napashni.
- Quoi? s'inquiéta-t-elle.
- Une nouvelle vie...
- M'as-tu jeté un sort comme tu l'as fait avec ta femme ?
- Non... Je n'ai plus de fils à ressusciter, répondit-il avec un sourire moqueur.
- Est-ce une fille ou un garçon ?
- C'est encore trop tôt pour le dire.
- Ça te fait plaisir ?
- J'aime les bébés. Je pensais justement à aller chercher Anoki et Jaspe que j'ai laissés à Émeraude.
- Le mien pourrait-il les remplacer dans ton cœur ?
- Peut-être bien...
Napashni se blottit contre Onyx. Elle était fière de lui donner un premier enfant, mais troublée à la pensée qu'elle ne pourrait pas le suivre très longtemps dans ses efforts de conquête. Même les terribles guerrières Mixilzins devaient arrêter de se battre pour accoucher.
Non loin, dans sa chambre, Ayarcoutec était allée se coucher après le bain, mais n'arrivait pas à dormir. Allongé sur son lit bas, à l'autre bout de la pièce, Cherrval ronflait déjà. La petite avait exploré presque tout le château, sauf la bibliothèque. Elle glissa donc sur le sol et quitta la pièce en robe de nuit. Sans faire de bruit, elle grimpa l'escalier jusqu'au dernier étage, sans se rendre compte que Tayaress la suivait quelques pas derrière.
Ayarcoutec s'étonna de découvrir qu'il y avait de la lumière dans la grande salle et se demanda si ses parents s'y étaient installés. Elle s'avança sur la pointe des pieds, étira le cou pour voir qui se tenait près des bougies et sursauta en apercevant un vieil homme en train de lire. Ce n'était ni un Hokou, ni un des vignerons qu'Onyx avait ramenés d'Emeraude. Comment pouvait-il y avoir une autre personne dans le palais sans que personne le sache ?
- Tu peux approcher, mon enfant, l'invita le vieillard en levant les yeux de son livre.
- Je ne suis pas censée parler aux étrangers, bafouilla Ayarcoutec, prise de court.
- Je m'appelle Lyxus et je vis dans ce château depuis plus de deux cents ans. Alors, je ne suis certainement pas un étranger.
- Onyx sait-il que vous êtes ici ?
- Bien sûr qu'il le sait. Je suis même son fidèle serviteur.
- Et vous faites quoi, au juste ?
- Je suis archiviste.
- Vous maniez l'archive?
Le rire franc du vieil homme rassura l'enfant.
- Les archives sont l'ensemble des documents anciens d'un pays, rassemblés et classés à des fins historiques. L'empereur a besoin de connaître le passé afin d'avoir une vision plus claire de l'avenir.
- C'est un peu trop compliqué pour moi.
- Que viens-tu faire à la bibliothèque à une heure pareille ?
- Je pense que je suis à la recherche d'une histoire pour m'endormir.
- Dans ce cas, j'ai peut-être ce qu'il te faut.
Lyxus alla chercher un très grand livre et l'ouvrit sur sa table. Sur la page de droite, il y avait du texte et sur la page de gauche, une illustration représentant une jeune femme sur un balcon dominant l'océan.
- Qui est-ce? demanda Ayarcoutec en venant se placer près du vieil homme.
- La Princesse Maève d'Agénor.
- Elle est très belle. C'est son histoire qui est écrite là?
- Eh oui. Tous les enfants de mon pays la connaissent.
- Vous viviez chez la méchante reine qui a voulu tuer mon père ?
- Elle croyait qu'il était un assassin venu des terres lointaines pour nous anéantir tous.
- Mais c'est faux.
- Je le sais bien, maintenant. Ayarcoutec alla se chercher un banc.
- Dites-moi ce qui est arrivé à la Princesse Maève.
- Cette belle demoiselle se promenait un jour sur le bord du lac Athart avec ses servantes lorsqu'un homme recouvert d'écaillés et beau comme un dieu s'est avancé sur la plage.
- Unlpocan!
- Oh, mais vous êtes une petite fille instruite.
- Mon amie Shapal est une Ipocane. Je vous en supplie, continuez.
- L'homme-poisson observait Maève depuis des années, mais jamais il n'avait osé lui révéler son amour pour elle. Enfin, ce jour-là, son cœur le poussa à sortir de l'eau pour qu'elle voie au moins une fois son visage.
- A-t-elle eu peur?
- Non, elle est tombée amoureuse de lui, mais ses servantes se sont sauvées en criant.
- Comment s'appelait-il?
- Nyima.
- Était-il un prince ?
- Malheureusement, non, alors lorsque Maève a demandé à son père la permission d'épouser Nyima, il a refusé en lui disant qu'il avait déjà choisi un autre mari pour elle.
- Alors, la princesse s'est enfuie avec son amoureux ?
- Hélas, non. Elle s'est enfermée dans sa tour et elle est morte de chagrin.
- Quoi ? se fâcha Ayarcoutec. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était de désobéir à son père et de vivre son grand amour ! Je préfère les histoires d'Onyx : elles finissent toujours bien.
- Je suis vraiment désolé que celles d'Agénor ne te plaisent pas, mon enfant. Me diras-tu au moins ton nom avant de retourner te coucher ?
- Je suis la Princesse Ayarcoutec d'An-Anshar et il est certain que j'épouserai l'homme qui fera battre mon cœur, même si c'est un poisson !
L'enfant quitta la bibliothèque en maugréant.
16
RETROUVAILLES
la grande satisfaction d'Onyx, les vignerons qu'il avait enlevés à Émeraude décidèrent de rester à An-Anshar jusqu ' à ce qu ' ils aient enseigné leur art aux Hokous. Ces derniers se montrèrent d'ailleurs très réceptifs à l'idée d'apprendre à cultiver une espèce d'arbrisseaux qu'ils ne connaissaient pas. Pour leur montrer sa magnanimité, l'empereur promit aux Émériens de les remercier grassement lorsque viendrait le temps de les renvoyer auprès de leur famille. Il leur annonça qu'il devait s'occuper d'une délicate mission diplomatique en terres étrangères, mais il précisa qu'il ne serait pas parti longtemps. En son absence, Cherrval répondrait à toutes leurs questions.
Convaincu que tout se passerait bien, Onyx grimpa à l'étage royal afin d'enfiler l'armure dont les Ipocans lui avaient fait cadeau. Pour sa part, Napashni revêtit sa cuirasse Mixilzin, prête à se battre aux côtés de l'homme qu'elle aimait. Ayarcoutec entra alors en trottinant dans la grande chambre.
- Vous partez déjà? s'étonna-t-elle.
Onyx s'accroupit devant l'enfant.
- Je m'en vais avec ta mère pour tenter de convaincre un peuple plutôt belliqueux d'accepter mon omnipotence.
- Qu'est-ce que c'est?
- Ça signifie domination, supériorité.
- Ah...
- C'est une entreprise très dangereuse où une petite fille pourrait être gravement blessée.
- Je suis d'accord et je préférerais rester ici.
Étonnée que l'enfant ne leur fasse pas une scène pour les accompagner, Napashni s'immobilisa, se demandant si elle se payait la tête d'Onyx en se montrant aussi raisonnable.
- Je pense aussi qu'au moins un représentant de la famille royale doit rester au château en permanence, ajouta Ayarcoutec.
En temps normal, Napashni l'aurait taquinée en la traitant de froussarde, mais elle se garda de passer le moindre commentaire pour ne pas miner l'autorité de son compagnon.
- Tu parles comme une véritable princesse, la félicita Onyx.
- Si vous n'y voyez pas d'inconvénients, j'aimerais retourner à mes activités quotidiennes.
Elle fit une révérence à ses parents et tourna les talons.
- C'est toi qui lui montres toutes ces belles manières? demanda Onyx en se redressant.
- Certainement pas, s'en défendit Napashni.
- Alors, c'est très curieux...
- Pourquoi délaisses-tu la belle armure ornée de dragons que tu portais quand je t'ai rencontré ?
- Parce que celle-ci me protège davantage.
- Elle ne couvre que ton torse. Les fléchettes des Tepecoalts pourront t'atteindre ailleurs. Il serait sans doute plus utile que tu utilises ta magie pour les arrêter.
- Parfois, tu me fais exactement le même genre de commentaires que Swan, ne put s'empêcher de remarquer Onyx.
- C'est donc qu'elle est très intelligente.
* * *
À des kilomètres vers l'est, pendant que son père se préparait à partir en guerre, Cornéliane continuait de se rapprocher des volcans en compagnie d'Azcatchi. Incapable de reprendre son apparence d'oiseau, le pauvre homme apprenait à se servir de ses membres humains, qui le faisaient de plus en plus souffrir. La princesse l'observait discrètement tandis qu'il évitait de son mieux les obstacles qui se dressaient sur leur route. Azcatchi ressemblait physiquement à Onyx, mais il lui manquait le courage et la détermination de ce dernier. Il était évident que le dieu-crave réfléchissait à son avenir dans un monde qui lui était hostile. A sa place, Onyx aurait tout de suite su ce qu'il avait à faire pour survivre.
- Je te ralentis, déclara Azcatchi, au bout d'un moment.
- C'est vrai, mais on m'a appris à aider mon prochain. Je ne pourrais pas abandonner en pleine forêt une personne incapable de se débrouiller.
- Pas dans ce corps, en tout cas.
- Notre constitution nous permet de faire beaucoup de choses. N'est-ce pas pour cette raison que les dieux l'ont adoptée, après que Parandar l'eut créée ?
Ils débouchèrent dans une clairière traversée par un ruisseau. Assoiffés, ils se penchèrent tous les deux pour boire.
- Je ne sais pas comment évaluer les distances avec ces yeux qui ne sont pas ceux d'un oiseau, mais je peux tout de même deviner que tu n'atteindras pas ton but avant très longtemps.
- L'important, c'est que je retourne chez moi, même si ça doit me prendre toute une année.
- Tu es très attachée à ton père.
- Comme tous les enfants devraient l'être.
Cornéliane allait lui expliquer le lien particulier qui l'unissait à Onyx lorsque, de l'autre côté du ruisseau, apparut le seul homme qu'elle cherchait à éviter: Solis ! Son visage était rouge de colère et ses yeux exorbités.
- Alors, tu as réussi à l'arracher à son havre de paix malgré toutes mes précautions, mécréant ! tonna-t-il.
- Pas du tout ! protesta Cornéliane en se redressant.
Azcatchi en fit autant. Son instinct l'avertissait qu'il courait un grave danger.
- Je vais enfin débarrasser l'univers d'un meurtrier sans conscience, cracha Solis avec mépris.
Cornéliane se plaça devant son protégé.
- Ce n'est pas à vous de le juger pour ses actes, clama-t-elle. Au lieu de faire son procès, prenez donc la peine de vous informer de ce qui l'a poussé à agir ainsi.
- Le crave a empoisonné ton esprit, à ce que je vois.
- Il m'a raconté ce qu'il a vécu et il m'a affirmé qu'il regrettait ses gestes.
- Ce n'est qu'un oiseau à langue de serpent !
Solis se changea en jaguar et bondit par-dessus la tête de la princesse. Azcatchi n'eut pas le temps de fuir. Il croisa ses bras devant son visage pour protéger sa gorge. Solis le plaqua violemment au sol et planta ses crocs dans sa chair, cherchant à atteindre ses jugulaires. Le dieu-crave se débattit de son mieux, mais sans ses pouvoirs magiques, incapable de rependre sa forme aviaire, il était une proie bien trop facile pour le félin.
Papa! hurla mentalement Cornéliane.
Onyx venait d'attacher la dernière sangle de son armure lorsqu'il entendit la voix de sa fille. Viens vite! Le ton angoissé de son enfant glaça le sang dans les veines du renégat. Où es-tu? chercha-t-il à savoir. A mi-chemin entre le pays des Madidjins et celui des Djanmus, je crois. Dépêche-toi! hurla Cornéliane, hystérique.
Onyx ne s'était pas rendu aussi loin à Enlilkisar. Son vortex ne pourrait donc pas l'y emmener directement. Il courut jusqu'au balcon de ses appartements.
- Attends-moi ! le supplia Napashni, sur ses talons.
Il chercha Hardjan, qu'il avait laissé à Enkidiev, et le fit apparaître devant lui. Il sauta sur le dos du cheval ailé et se volatilisa avec lui avant que sa maîtresse puisse le suivre.
Au même moment, au Château d'Émeraude, Swan s'était réveillée en sursaut, persuadée d'avoir entendu la voix de sa fille. Cornéliane? l'appela-t-elle. Aucune réponse ne lui parvint, car la princesse avait décidé de se porter au secours d'Azcatchi avant qu'il ne reste plus rien de lui.
Cornéliane se transforma en guépard et bondit sur le dos du jaguar, oubliant qu'elle faisait la moitié de la taille de son adversaire. Toutefois, les morsures qu'elle infligea au jaguar en le mordant partout où elle le pouvait le décrochèrent de sa prise pendant un moment.
- Ne te mêle pas de ça, Cornéliane ! rugit Solis.
- Seuls les lâches s'en prennent aux gens sans défense !
Elle contourna le jaguar et se posta entre Azcatchi et lui, toutes griffes dehors. Pendant qu'elle jouait le tout pour le tout, Onyx était apparu au nord des terres des Tepecoalts et avait lancé son destrier ailé dans les airs en direction de Djanmu, à la recherche de l'énergie de sa fille.
Sur le balcon du Château d'An-Anshar, Napashni fulminait en faisant les cent pas.
- Si tu t'appliquais davantage, tu pourrais facilement utiliser tes pouvoirs pour le suivre, commenta Ayarcoutec, quelques pas derrière sa mère.
Piquée au vif, Napashni se transforma en griffon en se retournant vers la petite, tenant à peine sur la plateforme en pierre. Ayarcoutec poussa un cri de terreur et plongea sous le lit royal. Heureusement pour elle, l'animal fabuleux à corps de lion et à tête et ailes d'aigle était trop gros pour se faufiler à l'intérieur.
- Ne me tue pas, maman ! implora la petite en pleurant.
Les lamentations d'Ayarcoutec firent tomber d'un seul coup la colère de Napashni. Je veux rester sous cette forme, pria-t-elle silencieusement. Pour sa plus grande joie, elle ne redevint pas humaine. Lors de sa première transformation, elle avait perdu la maîtrise de son corps animal et avait agi de façon spontanée. Comment vole-t-on? se demanda-t-elle, paniquée. Ses ailes se déployèrent de chaque côté d'elle et se mirent à battre jusqu'à ce qu'elle sente ses pattes se soulever du sol. Elle prit de plus en plus d'altitude et aperçut bientôt tout Enlilkisar. À la frontière du pays des Madidjins et de celui des Djanmus... Elle sentit aussitôt le vent dans ses plumes tandis qu'elle fonçait vers le nord-est.
* * *
Solis ne voulait plus qu'une chose: déchiqueter le corps d'Azcatchi et s'assurer qu'aucun dieu n'arriverait à le rapiécer. Sa fille au cœur tendre finirait bien par comprendre que c'était la seule façon d'agir avec ce monstre.
- Cornéliane, c'est la dernière fois que je te le demande, gronda le jaguar. Écarte-toi.
- Il faudra d'abord me passer sur le corps !
D'un puissant coup de patte, Solis balaya le guépard, qui vola dans les airs et roula plusieurs fois sur le sol. La voie ainsi rendue libre, le jaguar s'élança. Au lieu d'atterrir sur sa victime, il reçut le plat d'une botte en pleine poitrine et fut projeté vers l'arrière. Cherchant son souffle, il s'apprêta à sauter de nouveau sur Azcatchi qui osait se défendre, mais aperçut Onyx devant lui.
- Mêlez-vous de vos affaires, Roi d'Émeraude! hurla Solis, furieux.
- Lorsque ma fille m'appelle à l'aide, ça devient mes affaires ! tonna Onyx.
- Ne le laisse pas tuer Azcatchi, l'implora Cornéliane en reprenant sa forme humaine.
- Qui?
Le renégat jeta un œil à l'homme ensanglanté qui gisait sur le sol derrière lui. Il était difficile de deviner qu'il s'agissait du dieu-crave.
- C'est votre devoir de l'achever, exigea Solis.
- Non ! supplia Cornéliane. Il n'a même plus de pouvoirs magiques ! C'est un combat déloyal !
Malgré la tentation qu'il éprouvait lui aussi d'en finir une fois pour toutes avec ce malfrat qui avait lâchement assassiné son père ainsi que plusieurs membres de son propre panthéon, Onyx décida de faire confiance à sa fille.
- Moi, j'ai tous mes pouvoirs, déclara-t-il en allumant ses paumes.
Le visage d'Onyx devint si menaçant que Solis reprit sa forme humaine et recula de quelques pas.
- Ce n'est que partie remise, Roi d'Émeraude, ragea le jaguar.
Il s'évapora sous les yeux du redoutable guerrier. Ce dernier eut à peine le temps de se retourner que sa fille se jetait dans ses bras en pleurant. Onyx la serra contre sa poitrine, embrassant ses cheveux blonds, heureux d'entendre battre son cœur.
- Je ne pensais plus jamais te revoir, murmura-t-il, la gorge serrée.
- Pourquoi n'es-tu pas venu me récupérer chez les Madidjins ? hoqueta-t-elle.
- Je t'ai longtemps cherchée, mais Solis a masqué ton énergie pour que je ne te retrouve pas. As-tu été maltraitée ?
- Je vais tout te raconter dès que tu auras soigné Azcatchi, promit-elle en se dégageant de son étreinte.
- Là, tu m'en demandes un peu trop, ma chérie...
- Lorsque tu as fait la guerre, n'as-tu jamais eu de pitié pour tes ennemis ?
- Jamais. Je vais te ramener chez moi et le laisser pourrir
ici.
- Je ne partirai pas sans lui, l'avertit Cornéliane, très sérieuse.
- Mais que t'a-t-il fait pour que tu le protèges ainsi ?
- Il est sans défense et il a été lâchement attaqué par un dieu qui avait toutes ses facultés.
- Bon, d'accord, obtempéra Onyx en serrant les poings pour ne pas perdre son calme. Je vais refermer ses plaies et nous l'abandonnerons ici.
- Non. Tu vas le guérir et nous allons le ramener avec nous jusqu'à ce que nous sachions quoi faire de lui.
- Mais je sais très bien ce que je veux faire de lui.
- Tu es trop fâché en ce moment pour prendre une bonne décision.
- Ne me dis pas que je vais désormais devoir faire face à deux Ayarcoutec ! lâcha Onyx, découragé.
- Qui?
- Tu la rencontreras en temps et lieu.
- Fais-le pour moi, je t'en supplie. Fais-le parce que tu m'aimes...
Il était bien difficile de résister au regard implorant de Cornéliane.
- Je sens que je vais regretter ma complaisance, marmonna-t-il en se penchant sur le dieu-crave.
Les bras, la poitrine et le visage a" Azcatchi étaient couverts de profondes lacérations qui saignaient abondamment. Onyx commença donc par arrêter l'hémorragie, tandis que Cornéliane s'agenouillait de l'autre côté du pauvre homme.
- Il est très mal en point, soupira le père.
- Mais tu es le plus puissant magicien d'entre tous...
- Je vais faire ce que je peux. Le reste lui appartient.
Ils entendirent alors des grondements rauques dans la forêt.
- Les Scorpenas? s'alarma Cornéliane.
Onyx alluma un grand cercle de feu autour d'eux pour éloigner les prédateurs trop téméraires. Il referma la centaine de plaies que Solis avait infligées à Azcatchi, mais sa peau qui blanchissait à vue d'œil lui fit comprendre que c'était sans doute peine perdue. Il s'assit sur le sol et leva un regard désolé sur sa fille.
- Il ne mourra pas, s'entêta Cornéliane.
- Les dieux ont accordé à chaque créature un temps prédéterminé de vie, sauf à moi, bien sûr. J'ai fait ce que tu m'as demandé. Partons, maintenant.
- Non... Les Scorpenas n'en feront qu'une bouchée.
- Il ne survivra pas, Cornéliane.
L'instinct de soldat d'Onyx lui fit tourner la tête juste à temps pour voir un jeune homme émerger des flammes, armé d'un long poignard. Le renégat bondit sur ses pieds et fit apparaître son épée double dans ses mains.
- Écartez-vous d'elle ou je vous tue ! ordonna l'étranger. Cornéliane reconnut aussitôt l'attaquant.
- Rami, renonce à ce combat! s'écria-t-elle. C'est mon père ! Il va te mettre en pièces !
- Je vais te sauver, Bahia.
Onyx avait déjà commencé à faire tourner les lames de la longue épée, attendant que son opposant fasse le premier geste. L'inexpérience de Rami faillit le mener à sa perte. Fou de rage à l'idée que cet homme était peut-être le ravisseur de la jeune esclave, il fonça sur lui sans réfléchir et sans même écouter les cris de Cornéliane. En quelques secondes à peine, Onyx lui infligea de sérieuses blessures aux bras et aux jambes, qui le forcèrent à laisser tomber sa dague. Puis, d'un coup de pied au milieu du corps, le renégat terrassa son adversaire. Il arrêta le mouvement giratoire de son épée pour la planter dans le cœur de Rami.
N'entrevoyant aucune autre solution, Cornéliane se changea en guépard et mordit le mollet de son père. Onyx poussa un cri de douleur et retourna son arme vers ce nouvel ennemi.
- Papa, c'est moi !
Il arrêta sa lame à un poil de la tête du félin.
- Mais qu'est-ce qui te prend? se hérissa-t-il.
- Je connais cet homme. Ne lui fais pas de mal.
- Quel genre de fréquentations entretiens-tu depuis que tu as été enlevée ?
Il fit disparaître l'épée double et se laissa tomber en position assise afin de refermer sa blessure à la jambe. Cornéliane se métamorphosa en humaine et se précipita au secours de Rami. Les yeux entrouverts du jeune mercenaire la contemplaient avec amour, malgré les souffrances qui l'affligeaient.
- Ne bouge pas, murmura-t-elle.
Elle tenta d'allumer sa paume, comme elle avait vu son père le faire avec Azcatchi, mais n'arriva à rien. Onyx s'accroupit près d'elle.
- Pourquoi ne m'as-tu pas dit qu'il était ton ami avant que je commence à le découper en rondelles ? se désola-t-il.
Il venait à peine de refermer la dernière blessure de Rami que son cheval ailé, à l'autre bout du cercle de feu, se mit à pousser des cris stridents en piaffant.
- Quoi encore ? maugréa Onyx.
Il se leva et fit disparaître les flammes qui l'empêchaient de discerner le danger qui les guettait. Ne percevant rien dans les alentours immédiats, il se tourna vers Hardjan, qui regardait vers la cime des arbres. Onyx leva la tête et vit l'énorme bête bleue qui tombait du ciel.
- Attention ! s'exclama-t-il.
Il fit instantanément apparaître un dôme invisible pour protéger tout le groupe de l'impact imminent, comme il l'aurait fait sur le champ de bataille. Le griffon le heurta, rebondit et retomba plus loin dans la clairière. Sans peur, Onyx fit disparaître le bouclier magique et courut à sa rencontre. Il allait atteindre le monstre lorsqu'il se transforma sous ses yeux.
- Napashni? s'étonna-t-il.
À bout de forces, la Mixilzin tenta de se relever, mais s'écroula sur le sol. Onyx se jeta à genoux à côté d'elle et la prit dans ses bras.
- Tu peux voler? se réjouit-il.
- Je ne sais pas atterrir... souffla-t-elle, déçue.
Pendant que le dieu-loup redonnait des forces à sa maîtresse, Cornéliane observait le visage ébahi de son compagnon d'armes.
- Mais qu'est-ce que je viens de voir? articula-t-il enfin. Tu étais un chat...
- C'est ça le secret que je ne pouvais pas te révéler, Rami. Je suis issue d'une famille plutôt inhabituelle.
Hardjan se remit à piaffer avec insistance, alors Onyx scruta encore une fois la forêt. Une bonne centaine de créatures approchaient, sûrement des Scorpenas. N'ayant plus envie de se battre, le renégat déposa Napashni près d'Azcatchi, saisit le bras de Rami et le traîna au même endroit. Comprenant ce qu'il tentait de faire, Cornéliane s'allongea sur les blessés pour créer un lien entre eux. Onyx n'eut qu'à prendre la main de sa fille et à placer l'autre sur le flanc du cheval ailé. Il déclencha son vortex et ramena tout le monde dans le hall de son château.
Onyx caressa les naseaux d'Hardjan, le remercia pour son aide et le retourna magiquement à Enkidiev. Puis il souleva sa maîtresse évanouie dans ses bras et la transporta instantanément dans son lit. Il revint auprès des blessés et les déplaça de la même manière dans une grande chambre vide de l'étage royal. Pour s'assurer qu'ils ne lui causeraient aucun ennui jusqu'à ce qu'il soit prêt à s'occuper d'eux, Onyx leur transmit une puissante vague anesthésiante qui les ferait dormir jusqu'au lendemain. Puis, il se tourna vers sa fille.
- Tu es exténuée, ma chérie. Je vais te montrer ta nouvelle chambre.
- Ce ne sera pas nécessaire, puisque je resterai avec eux jusqu'à ce que tu nous ramènes chez nous.
Onyx préféra attendre qu'elle se soit reposée avant de lui expliquer qu'il n'avait pas l'intention de retourner à Émeraude. Il changea plutôt de sujet.
- Quand es-tu devenue aussi secourable ?
- Je l'ai toujours été, papa. C'est parce que tu étais malade que tu ne le voyais pas. Rappelle-toi qui passait le plus de temps à ton chevet ?
Le dieu-loup se perdit dans ses souvenirs de cette longue et pénible intoxication. Les bras de Cornéliane qui lui enserrait la taille le ramena au moment présent.
- Merci d'avoir répondu à mon appel.
- As-tu osé croire une seconde que je ne le ferais pas ? la taquina le père.
Il l'étreignit encore une fois avec amour.
- Depuis quand te changes-tu en chat sauvage ? chercha-t-il à savoir.
- Je sais que tu ne veux pas vraiment entendre parler de lui, mais c'est Solis qui me l'a appris.
- J'ai aussi un secret à te révéler.
Onyx la fit reculer et se transforma pendant quelques secondes en un loup noir de forte taille.
- Mais comment... s'étrangla la princesse.
- C'est une histoire d'appartenance céleste que je ne comprends pas encore. On en reparlera demain, si tu veux bien. Je vais aller m'occuper de Napashni.
- Napashni?
- La femme-griffon qui occupe elle aussi une grande place dans mon cœur.
Onyx l'embrassa sur le front et s'empressa de se rendre à sa chambre, où sa maîtresse commençait à reprendre des forces. Il se coucha près d'elle et observa son visage.
- Cette belle petite blonde, c'est ta fille ?